"Urgent papa a disparu. Il a la maladie d’Alzheimer". Sur le profil Facebook de Coralie, la photo a été partagée près de 1700 fois. Un lundi de ce mois d'octobre après le déjeuner, son père, diagnostiqué il y a cinq ans, a pris l'air dans la cour de la maison familiale de Varennes-le-Grand (Saône-et-Loire). Mais l'ex-chaudronnier de 71 ans, en survêtement – "il ne serait jamais sorti comme ça" –, s'est fait la malle en douce.
Prévenue par sa mère inquiète, la quadragénaire sans emploi a signalé la disparition aux gendarmes, avant de sillonner les alentours en voiture. Un peu perdue, "ne sachant trop où aller", Coralie a fini par prendre la Nationale 6, mythique route des vacances qui passe à proximité du village où son père est né. Au téléphone, sa voix tremble encore :
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"Depuis 15 jours, il nous répétait qu'il voulait 'rentrer chez lui'. On lui répondait qu'il était chez lui, mais il se levait d’un coup, disait 'on va y aller', et attrapait ma mère par le bras. Puis, il allait se planter devant la voiture dont nous cachions heureusement les clefs. Une fois, il a même essayé d'ouvrir la portière avec une spatule."
Quelques heures de recherches "interminables" et sept kilomètres plus loin, survient "le vrai coup de chance". De l'autre côté de la route, Coralie aperçoit son père :
"Il marchait, l'air complètement hagard, désorienté. J'ai traversé la rue en courant. Je l'ai pris dans mes bras. Il ne m'a pas reconnue."
Malgré ses guiboles usées et son corps fatigué, le septuagénaire a avalé les kilomètres. "Il est fréquent que l'on parcoure de longues distances car les personnes atteintes d'Alzheimer ou de maladies apparentées sont capables de marcher très longtemps, comme si elles oubliaient la douleur", confirme Raphaël, policier maître-chien à la brigade canine des Yvelines, régulièrement mobilisé sur ce type de disparitions inquiétantes.
Dans le jargon médical, c'est ce qu'on appelle la déambulation : marcher de façon incessante, avec ou sans but.
Au moins un tiers des malades d'Alzheimer souffriraient de ce trouble du comportement caractéristique, selon les spécialistes. Cette marche effrénée manifeste, dans la plupart des cas, une anxiété sous-tendue par la maladie. "Même à leur domicile, certains ont le sentiment de ne plus être dans un environnement familier. En marchant, ils essaient de calmer cette détresse profonde", indique Judith Mollard-Palacios, psychologue de l'association France Alzheimer, qui précise que "ces comportements arrivent surtout au stade modéré ou sévère de cette affection du cerveau neuro-dégénérative".
Retour vers le passé
Retrouver un environnement familier revient souvent à remonter le temps, comme le raconte si bien l'auteur de théâtre Jean-Claude Grumberg dans "Votre maman", où il est question de sa mère malade et de ces "petits vieux qui fuguent", de la perte de leurs repères spatio-temporels et de leur compréhension du monde.
Un jour, on annonce au dramaturge que sa mère, placée en institut médicalisé, est introuvable :
" Maman, maman, qu'est-ce que t'as encore fait maman ?
– Rien. J'ai marché, j'ai marché. Je suis retournée sur nos pas, sur la route, là où j'avais laissé maman. Comme elle n'y était plus, j'ai quitté le chemin, et je l'ai cherchée dans les bois. Là, j'ai encore marché. J'étais fatiguée, épuisée, mais je savais que la liberté était au bout."
Survivante de la Shoah, "Maman" quitte son présent pour réécrire un passé où elle pourrait sauver sa mère, déportée avec elle dans un camp d'extermination nazi.
Pour cette enquête, on nous a aussi conté l'histoire de cette vieille dame, égarée sur un rond-point. Le lieu paraît absurde, vide de sens… C'est là que se dressait autrefois la maison de son enfance.
Ou cette femme, sortie de sa maison de retraite dans le Sud de la France, montée dans un TGV, et surprise sur le palier de son ex-logement parisien, cherchant en vain à ouvrir la porte. "A 87 ans, certains se disent : 'Tiens, et si j’allais voir mes parents !', même s'ils sont morts depuis longtemps", rapporte un gendarme. Pour Judith Mollard-Palacios, cette prégnance du passé se comprend aisément :
"Les malades souffrent d’amnésie rétrograde, c'est-à-dire qu'ils perdent la mémoire, des souvenirs les plus actuels aux plus anciens. C'est ce qui explique cette quête de lieux familiers, appartenant au passé très lointain."
Hélicoptères et chiens
Dès les premières heures, ces disparitions inquiétantes – appellation qui concerne un mineur ou un majeur protégé – mobilisent d'importants moyens : hélicoptères, brigades canines, diffusion d'avis de recherche et inscription au fichier national des personnes recherchées (FPR), où figurent les personnes disparues. Toutefois, la perte de cohérence rend parfois plus ardue la tâche des enquêteurs. Yoan, officier de police judiciaire à la sûreté départementale de Montpellier, explique :
"Un Alzheimer peut sortir en peignoir, sans avoir rien pris sur lui : ni portefeuille ni papiers d’identité ou portable. Il devient plus difficile de les pister, d'autant qu'ils ne réagissent plus toujours de manière rationnelle."
Avec la famille, il faut donc identifier les habitudes, les anciens domiciles, lieux de travail ou d'enfance, où la personne malade serait susceptible de revenir. Et vérifier gares, arrêts de bus, domicile, Ehpad et hôpitaux, car il est aussi fréquent que celle-ci se perde à l'endroit même où elle vit. Dans la plupart des cas, la frayeur n'aura duré que quelques heures : "Tout se joue dans les trois premiers jours, après c'est plus compliqué", pointe le policier.
En août dernier, Yoan et son binôme ont retrouvé une vieille dame dans son jardin en friche, pourtant exploré à plusieurs reprises par ses petits-enfants. Une espadrille dans un coin, puis une deuxième un peu plus loin, ont attiré l’attention du duo policier :
"La grand-mère était cachée sous un buisson très dense, quasi-impénétrable. Elle avait des frelons dans la bouche, le nez et les oreilles. Nous avons mis une vingtaine de minutes à la dégager, récoltant quelques piqûres. Cela faisait quatre jours qu'elle était allongée là, inerte, nue, dans un état de coma semi-conscient. En plein hiver, elle serait morte."
"Mais t'es où !?"
Mais t'es où !?"
Dans les colonnes des quotidiens de la presse régionale et sur les réseaux sociaux, les avis de recherche fleurissent, relayés tant par les comptes officiels de la police et de la gendarmerie que par les proches. Le signe d'un phénomène croissant ?
"Il est rare que nous n'ayons pas un cas par semaine", avance un policier. Si aucune statistique officielle n'existe, le nombre de malades d'Alzheimer – quelque 900 000 aujourd'hui, en France – augmente, lui, tous les ans. Sur la page consacrée à son père El Mekki, et suivie par plus de 33.000 personnes, Hisham écrit:
"Papa, les compteurs tournent sans jamais s'arrêter, je me demande toujours où tu es, les heures défilent, le temps passe si vite c'est fou."
Ou encore, le 18 septembre dernier :
"M'éloigner de Paris m'a permis de prendre conscience du nombre incroyable de nuits passées à penser dans le vide, à me poser des milliers de questions, mais toujours sans réponse, à me poser toujours cette putain de question : 'mais t’es où!?'"
Le 17 juillet 2015, son père de 80 ans a quitté son appartement de Champigny-sur-Marne. Cet ancien maçon d'origine marocaine, parti sans papiers d'identité, n'a toujours pas donné signe de vie.
El Mekki Terrak, qui présentait les premiers symptômes d'Alzheimer,
a disparu le 17 juillet 2015. (DR)
Alors son fils continue à chercher sans relâche, reçoit des mails de signalements à n'en plus pouvoir lire et écrit pour balayer les "pensées noires" dont il parlait en janvier 2016, lorsque Rue 89 l'avait rencontré – c’est "dix fois plus efficace que d'aller chez le psy".
Alzheimer : "Elle parlait et soudain, son esprit partait ailleurs"Au niveau de l'enquête, celui qui plaide pour le retour des recherches dans l'intérêt des familles (RIF) – procédure supprimée en 2013 par Manuel Valls –, n'a "plus aucune nouvelle" depuis octobre 2015. L'hiver dernier, il a fallu rendre l’appartement. "C'était bizarre de faire les cartons, j'arrêtais pas de dire à ma sœur : 'Tu te rappelles de ça ? Et ça, tu te rappelles ?'". Sans parler de l'odeur, cette odeur dont rien qu'en ouvrant l’armoire, "on avait l'impression qu'elle était décuplée".
Pensée du matin, pensée du soir
Pierre, le père de Sybille, a disparu trois semaines après celui d'Hisham. Le sexagénaire est parti faire un tour. "Pierrot" n'a plus jamais donné de nouvelles… Une "absence de tous les instants" avec laquelle sa fille vit depuis plus de deux ans. A l'autre bout du fil, cette électricienne de 42 ans glisse dans un filet de voix :
"Ce jour-là, le sol s’effondre sous vos pieds et ne revient pas. La disparition de papa, c’est la première pensée du matin et la dernière au soir."
Pour retrouver son père, Sybille a beaucoup posté sur les réseaux sociaux, contacté toutes les mairies, les hôpitaux, les associations de sans-abri que la France peut compter. Elle a fouillé les sites touristiques du coin, exploré de fond en comble le Gard, l'Hérault et l'Ardèche pendant ses congés, et créé une alerte Google sur les disparitions de malades d'Alzheimer. Tant qu'on ne lui apportera pas preuve du contraire, "papa est vivant".
Avec le temps, l'absence s'est enracinée et la colère est montée. Sur les recherches officielles, dit-elle, "tout est au point mort". Aujourd'hui, son père peut être "n’importe où". La dernière fois, sa mère a suivi en voiture un de leurs voisins, persuadée d'avoir reconnu son mari. Après des mois de cauchemars, Sybille se sent seule et juge la procédure "inadaptée" :
"On n'a pas de mode d'emploi, pas d'accompagnement. Aujourd'hui, plus rien n'est fait pour le retrouver. On dirait que c'est normal ; qu'après tout, ils sont vieux, séniles…"
Elle regrette aussi de ne pas avoir été informée des risques d'errance, lorsque son père a été diagnostiqué :
"Nous avons perdu quatre jours à trouver une photo correcte lorsqu'il a fallu faire un avis de recherche… Si nous avions su que cela pouvait arriver, nous aurions été beaucoup plus vigilants."
"Mais Florence, je ne suis pas un chien"
Malgré le retour de son père, Coralie, elle, appréhende la suite : "Maintenant, on est seuls." Un gendarme a cru la soulager en lui conseillant de "tout fermer à clefs". Elle souffle : "Mon père n'est pas une bête, on n'enferme pas les gens comme ça".
Il faut dire que depuis l'escapade du senior, tout le monde y va de son petit conseil, du genre : "Vous n'avez qu'à le placer." Une fatalité que la mère de Coralie a déjà anticipée en mettant en vente la demeure familiale, sans pour autant s’y résoudre – "Allez lui dire qu’il faut mettre son mari en institut médicalisé après cinquante ans de noces… autant lui dire de se débarrasser de son boulet."
Ils ont placé un proche en maison de retraite : trois histoires de culpabilitéFlorence, elle, a envisagé de faire porter un bracelet de géolocalisation à sa mère, après qu’elle s'est égarée une nuit dans Paris. Si la quasi-octogénaire avait conscience d'être perdue, "elle ne savait pas comment rentrer ni demander de l’aide". La principale intéressée a néanmoins balayé l'idée de sa fille : "Mais Florence, je ne suis pas un chien." Bien qu'elle reconnaisse l'utilité des outils de géolocalisation – de plus en plus utilisés –, la psychologue Judith Mollard-Palacios considère qu'ils ne constituent pas une réponse suffisante :
"Si une personne a toujours envie de sortir de chez elle, il faut essayer de comprendre pourquoi. Est-ce qu'elle est inquiète ou angoissée ? Se sent-elle seule ? La solution passe par une présence humaine - en accueil de jour ou avec une aide à domicile, par exemple."
Les interrogations des proches ne trahissent rien d'autre qu'un constat d'impuissance face à une maladie "d’une violence inouïe", dixit Florence. Cette Parisienne résume l'aporie de la situation :
"Faire porter un bracelet à maman, c'est dégradant et difficile à accepter pour elle. C'est d'abord nous permettre de gérer notre angoisse, nous garantir une tranquillité."
Hisham, lui aussi, aspire à sa façon à une tranquillité retrouvée. Il confie espérer que notre article "permette un dénouement" à la disparition de son père… L'ex-champion de taekwondo plutôt gouailleur relate quelques "belles histoires". Comme celle de cette grand-mère parisienne, retrouvée deux ans et demi après sa disparition dans une famille du Nord de la France, où elle avait été recueillie. Des happy ends auxquels Hisham se cramponne sans faiblir :
"Un jour, un flic m'a dit : 'Votre père, en ce moment, il doit être chez quelqu'un en train de manger des petits gâteaux.'"
Outre-Quiévrain, un protocole a été mis en place spécialement pour les seniors atteints d’Alzheimer vivant encore à domicile, et ayant un profil à risque. Ils sont invités à remplir une fiche détaillée pour faciliter les recherches en cas de disparition. Les policiers, quant à eux, sont spécifiquement formés sur le sujet
article nouvel obs http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/nos-vies-intimes/20171023.OBS6374/quand-les-malades-d-alzheimer-sortent-prendre-l-air-et-ne-reviennent-pas.html